Benoit Lamy de La Chapelle & John Cornu, “Conversation”

Benoît Lamy de La Chapelle : Dans Antiform, texte clé de l’histoire récente de la sculpture, Robert Morris rompt avec l’esthétique rigide, strictement physique et ordonnée de l’art minimal, pour une pratique sculpturale soumise aux propriétés de la matière, qui produirait elle-même ces propres formes et sa structure. Après cette première rupture avec les conceptions de Donald Judd (comme avec ses propres théories parues en 1966 dans Notes on sculpture), de nombreux artistes comme Eva Hesse ou Paul Theck s’approprient le vocabulaire minimaliste (unicité des formes, éléments modulaires en série, formes géométriques facilement lisibles, pureté et neutralité des formes) afin d’en pervertir la perfection formelle, grâce à l’introduction de qualités subjectives, organiques ou anecdotiques. Loin de se clore à cette époque, nombreux sont les artistes des décennies suivantes à revenir sur cette question de l‘unicité et de la neutralité du minimalisme par l’introduction de problématique politique, genrée et socio-culturelle, suivant le cas. On notera parmi eux le travail de Rosemarie Trockel depuis les années 80, Felix Gonzales-Torres dans les années 90, et plus récemment Monica Bonvicini, Banks Violette, Sterling Ruby, Oscar Tuazon ou encore Tom Burr. Il me semble qu’à l’instar de ces artistes, bien que pour des raisons différentes, ta pratique réinvestisse le vocabulaire, les matériaux et les formes minimalistes tout en les malmenant : néons défectueux, illusion de calcination sur des ensembles en série, verre ou marbre brisé, etc. Comment expliques-tu qu’à ton tour, tu ré-exploites ce vocabulaire formel ? Serait-ce pour des raisons pratiques ? Les formes minimalistes seraient-elles devenues un contenant nécessaire et utile aux artistes afin d’y intégrer des problématiques qui leur sont propres ?

John Cornu : Je dois reconnaître une réelle parenté et une attirance sensible vis-à-vis d’une grande partie de l’art minimal. Pour moi, il ne s’agit pas de formes faciles à lire - comme tu sembles le dire - mais de propositions où il est question de réapprendre à voir, à comprendre. Il y a en germe l’idée d’in situ… Je pense à Dan Flavin ou à Ronald Bladen et à leurs relations à l’architecture. C’est selon moi l’inverse d’une neutralité surtout si l’on considère l’art minimal sous son angle historique. Que l’on soit sur la côte Ouest avec John McCracken, Larry Bell, James Turrell et Robert Irwin ou avec des New Yorkais comme Donald Judd et Carl André, les œuvres produites procèdent toutes d’une prise de position radicale qui me semble encore aujourd’hui intéressante et féconde. On pourrait en dire autant à propos l’Arte Povera ou de Support/Surface ; ces mouvements restent efficaces et ne peuvent être mis complètement au chapitre des attitudes révolues et classées. Il suffit de mentionner l’exposition récente de Sol LeWitt au Centre Pompidou-Metz pour en être assuré ! On pourrait aussi mener une contre-histoire de l’art, et remettre à leur juste place des artistes comme Max Bill, Jacques Moeschal, Gottfried Honegger qui - ne l’oublions pas – sont les contemporains de l’art minimal américain. Donald Judd peut bien dire que l’art européen de cette époque est obsolète, il n’en reste pas moins qu’une pièce de Jacques Moeschal ou de Max Bill garde une certaine efficacité… J’ai également eu la chance de croiser des artistes comme Claude Rutault ou Michel Verjux. Ce dernier a notamment encadré mes recherches dans les années 90, ce qui explique une sensibilisation certaine pour des artistes comme Fred Sandback, Niele Toroni ou encore Blinky Palermo et Helmut Federle. À savoir que cette dimension référentielle était sous-tendue par des lectures allant de Charles Sanders Peirce à Ludwig Wittgenstein en passant par Pierre Bourdieu, William James mais aussi Brian O’Doherty et Harald Szeemann… Pour répondre à ta question, il est clair que mon attrait pour ce que tu appelles le « vocabulaire minimaliste » n’est pas dissociable de cette construction. Il y a aussi le souci d’une forme d’économie sémiologique, d’une forme de retrait. Certes beaucoup d’artistes réagissent et utilisent certains codes de l’art minimal et de l’art concret, cela me semble d’ailleurs inévitable si l’on considère les pratiques installatives telles des modalités d’expression - il en existe d’autres - propres à l’art contemporain. Alors comment faire l’impasse ? J’essaie de métisser des processus physiques avec des codes modernistes. Il me semble qu’il y a là des possibilités de création et d’interprétation. Je peux donc certes considérer l’approche de Robert Morris dans une logique historiciste, mais de simples rayures de talons sédimentées sur une Floor Piece’s de Carl André me feront in fine tout autant réfléchir. Alors oui, la brèche ouverte par l’art minimal constitue une liberté, et offre un jeu de contraintes que beaucoup utilisent et réinventent. De Karsten Födinger à Susanna Fritscher en passant par les artistes que tu cites, il existe des univers poétiques qui ne sont pas sans lien avec l’art minimal, mais qui produisent des formes et des œuvres qui ne se limitent pas à cette seule référence. Je cherche pour ma part à densifier les entrées de lecture tout en respectant une certaine économie, une forme d’équilibre. Parmi ces entrées de lecture, un regard rétrospectif vers le modernisme « en général » constitue une des transversales qui structure mes recherches et mes productions. On retrouve cet intérêt aussi bien dans des pièces comme Plan Libre (2007) – cette greffe architecturale sur la villa Savoye –, ou encore dans Assis sur l’obstacle (2010) exposée au Palais de Tokyo en 2010. Je pense aussi à « Filiations », cette exposition conçue par Fabienne Fulchéri à l’EAC-Espace de l’Art Concret où des artistes de ma génération (Nicolas Chardon, Emmanuel Lagarrigue, Isabelle Giovacchini, etc.) étaient conviés à produire des œuvres au regard de la collection (Joseph Kosuth, Daniel Buren, Niele Toroni, Piero Manzoni, John McCracken, etc).

BLDLC : Il se dégage très souvent de tes œuvres une impression de violence et de destruction, d’une perte de contrôle. Citons pour l’exemple tes premières verticales semblables à des baguettes de bois calcinées, ou la série des Fleurs (2011), présentant des vitres armées, percées par des balles de Flash-Ball. Curieusement, ces détériorations semblent systématiquement neutralisées et laissent place à une atmosphère calme et sereine, comme si l’émotion liée à l’événement était passée, révolue, dans une autre dimension. C’est presque un rapport apaisant qui a lieu lors de la rencontre esthétique ; ceci étant peut-être la conséquence du rapport avec l’espace « white cube » du lieu d’exposition (qui d’ailleurs sied bien à tes œuvres, on retrouve bien ici cette relation à l’architecture dont tu parles). Mais aussi parce que tu parais accorder beaucoup d’importance à la finition et à la netteté du rendu. Il y a donc à la fois jonction et disjonction avec l’espace épuré, une situation post-émotionnelle liée à un rapport physique infaillible. N’y aurait-il pas là une manière de refouler l’esthétique du dégât, du sale, du pourri, du dégradé ? Ne faudrait-il pas voir ici une manière de « contourner l’obstacle » pour paraphraser le titre d’une de tes installations ?

JC : C’est une question que je me suis posée comme, par exemple, lors de l’exposition « This is THE END » curatée par Magali Gentet au Parvis à Ibos juste avant sa réfection, et au sein de laquelle j’ai produit deux pièces. La première intitulée I Wanna Be Sedated (2012) consistait en l’excavation d’une dédicace du Ministre de la Culture de l’époque réalisée à même le mur lors de l’ouverture du centre d’art. J’ai en effet découpé à la disqueuse la portion de cloison qui la recouvrait, soit un rectangle dont le format rappelle celui d’un tableau ou d’une toile, et je l’ai simplement posé au sol. Le morceau enlevé donnait ainsi à voir les bons vœux de M. Philippe Douste-Blazy. La seconde proposition intitulée Les Mains sales (2012) proposait, quant à elle, une série d’étaiements « tirant-poussant » dont le montage s’effectue avec les mains enduites de goudron. Soient deux propositions qui entretiennent une relation avec l’architecture sans être à proprement parler dans le registre du « clean ». L’aspect « sale/pourri/dégradé », dont tu parles, ne me pose pas de problème dans les faits, surtout si cela confère une vie aux œuvres. J’aime beaucoup le travail de Thomas Hirschhorn, de Sarah Lucas ou encore de Paul McCarthy. Toutefois ce type d’aspect n’est pas essentiel dans ma réflexion. Cela advient de manière disons aléatoire, en fonction des projets, et dans le même temps je ne cherche pas non plus à avoir une esthétique trop « proprette ». Je ne pense pas être dans le refoulement, mais peut-être que je ne suis pas la meilleure personne pour en juger. Aussi, si tu perçois des tensions ou des contradictions entre des formes apolliniennes et une attitude plus dionysiaque alors je ne peux que comprendre ton propos. Après, j’avoue avoir une certaine propension à la contemplation lorsque que je me retrouve au sein d’un beau « white cube ». Il y aurait beaucoup à dire sur ce point…

BLDLC : Je ne parlais précisément pas de tension mais d’adaptation, et ce malgré une esthétique de dégradation, ce qui me semble un paradoxe digne d’intérêt dans ton travail. En d’autres termes ne s’agit-il pas là d’une sorte de conditionnement à ce que dénonce Brian O’Doherty dans Inside the White Cube, écrits très étudiés et analysés par les artistes de ta génération, ayant très souvent une relation du type « je t’aime moi non plus » avec l’espace d’exposition conventionnel ?

JC : Tension vs adaptation… je recherche les deux tout en reconnaissant encore une fois qu’un beau « white cube » est un écrin particulièrement agréable : je suis de nature contemplative, et il faut bien reconnaître qu’un contexte d’exposition de nature muséale est une facilité, un luxe. Pourquoi le dénigrer ? Inversement, je m’intéresse aussi à d’autres contextes, à des situations domestiques, à des espaces que des collectionneurs ou des curateurs veulent investir poétiquement. Il m’arrive aussi d’aller chercher certains contextes plus spécifiques (villa Savoye, blockhaus, église…). C’est toujours intéressant d’appréhender un lieu et d’imaginer une proposition sur mesure. En somme, c’est du cas par cas, et le white cube n’est qu’une modalité parmi d’autres.

BLDLC : Meurtre, tuer, crime… Plus explicitement, un nombre non négligeable de tes œuvres évoque du matériel de défenses militaires ou des ustensiles servant à donner la mort. Face à la froideur presque aseptisée de tes œuvres, il se dégage comme une violence sourde durement réprimée. Que se passe-t-il lorsque la violence devient une esthétique, ou devrais-je dire, lorsqu’il y a esthétisation de la violence ? Il semble qu’on pourrait atteindre là une corde sensible qui nous rapproche de la maxime fasciste de Marinetti, « Qu’advienne l’art, le monde dut-il périr », qui selon W. Benjamin « attend de la guerre la satisfaction artistique d’une perception sensible modifiée par la technique » .

JC : Les pires abominations peuvent diffuser un sentiment esthétique… c’est un fait. André Masson qui a vécu les atrocités de 14-18 s’exprime très intelligemment à ce sujet. Dans un registre moins glorieux, il y a les propos de Stockhausen sur le 11 septembre. Dans mon travail, toutefois, il n’y a pas de violence réelle contrairement à celui de Santiago Sierra par exemple. La meurtrière, la barrière anti-char ou les chausse-trappes sont des dispositifs plutôt utilisés pour préserver la vie : il s’agit plus de parler de ces formes que l’homme produit en situation de peur. Et l’intérêt de ces formes réside justement dans leur capacité d’abstraction. Le hérisson tchèque implique des structures proches d’un Max Bill ou d’un Richard Nonas, la meurtrière dans sa verticalité n’est pas si loin formellement d’un Dan Flavin ou d’un Barnett Newman… Je veux dire par là que je tresse différentes strates afin d’éviter toute logique univoque et – en ce sens – je ne suis ni loin ni proche d’un Marinetti. Je suis simplement ailleurs, dans un autre jeu de langage avec d’autres contraintes, avec une donne contextuelle radicalement différente. La citation de Walter Benjamin que tu cites me semble, de fait, à des années lumières de mes préoccupations. Je n’attends rien d’aucune guerre mais j’utilise des systèmes coercitifs dotés d’une certaine plasticité. Dans ma manière d’aborder les choses un philosophe comme Michel Foucault reste très pertinent. Je veux dire que c’est l’angle des pouvoirs et des contraintes qui m’intéresse. Une pièce comme Fleurs qui se compose d’une série de panneaux de verre armé impactés par des tirs de Flash-Ball éclaire peut-être mon propos. Le verre armé procède d’une volonté de protection et le fusil Flash-Ball aussi. Pourtant, le rendu reste avant tout sensible et presque abstrait sans pour autant moraliser ni verser dans une apologie de la violence. Il s’agit de mettre en forme un conflit matériologique et symbolique dans un geste si possible poétique. Maintenant, il faut être honnête, une œuvre implique aussi une certaine portée cathartique voir dionysiaque. En ce sens, cette citation de Marinetti – toute idéologie mise à part – pourraient s’interpréter sous un angle assez rock’n’roll… On pourrait aussi la retourner comme un gant : « Qu’advienne le monde, l’art dut-il périr ».

BLDLC : Il est donc possible aujourd’hui de faire une lecture du quotidien à travers le prisme de l’abstraction géométrique et du minimalisme. L’épuration des formes caractéristiques de ces mouvances artistiques est effectivement décelable dans l’architecture et les systèmes coercitifs, dont les formes étaient simplifiées au maximum pour des raisons stratégiques et fonctionnelles. Qu’est-ce que t’inspirent les systèmes coercitifs en tant qu’artiste ?

JC : C’est difficile à verbaliser. J’ai comme une sorte d’intuition qui me pousse à un rapprochement entre des systèmes formels relativement autoritaires propres à l’art minimal, au land art, à l’art concret ou encore aux néo-géo… et d’autres logiques formelles qui sont celles propres à l’architecture carcérale, aux dispositifs guerriers ou encore aux techniques d’abattages. Bref, qui dit « contrainte » dit « force », et je pense être en recherche de ce potentiel. On peut évoquer ici La Mort dans l’âme (2009-2014), cette série que je développe à partir de billots de boucher que je chine depuis quelques années. Lorsque je trouve un billot qui a été travaillé, érodé une vie durant par un professionnel alors je suis en présence d’une forme déjà très forte que ce soit d’un point de vue plastique ou symbolique. Pourtant, le rendu parait de prime abord assez peu bavard. Je cherche, le plus possible, à créer des tensions sémiologiques entre des jeux symboliques, référentiels et sensibles…

BLDLC : Les évènements sociaux-politiques récents irriguent incontestablement tes œuvres bien que ces derniers ne soient jamais explicitement cités, comme tu le dis, le rendu reste souvent peu bavard. On a souvent insisté sur l’aspect « contextuel » de ton travail, dans l’acception spatiale du terme. Qu’en est-il du rapport de ton œuvre avec l’histoire récente, contexte ici temporel ? Ton intérêt pour l’usage, la violence et les effets des Flash-Ball par exemple ferait-il de toi un artiste de l’ère Sarkozy ?

JC : Ta question soulève dans un premier temps la notion d’art contextuel. J’ai soutenue une thèse à ce sujet en 2009. Il s’agissait pour moi de proposer un autre point de vue que celui de Paul Ardenne qui adopte une posture d’historien de l’art. De mon point de vue – qui est celui de l’artiste – cette notion d’art contextuel n’a rien à voir avec un mouvement. Il s’agit d’une attitude transhistorique qui va de l’art pariétal à Daniel Buren en passant par Raphaël et Marcel Duchamp. Déduire un acte poétique en partant de l’existant procède d’une logique intemporelle. Après, il y a une myriade de possibilités, et je trouve que sur ce point Daniel Buren est assez clairvoyant. Il y a des pièces objectales, des œuvres situées et des productions proprement in situ, mais je ne rentrerai pas plus dans le détail ici. Le simple fait de référer à l’actualité n’est donc qu’une modalité contextuelle parmi d’autres, ce qui à mon sens ne suffit pas à rendre la notion d’art contextuelle opérante. Cela dit, il m’arrive - comme tu le remarques - d’utiliser certains phénomènes issus de l’actualité. Tout cela reste marginal car c’est plutôt la logique de contrainte propre aux sociétés en général qui me fait réfléchir. Mon travail est très souvent l’objet d’une attitude documentaire. Les fusils Flash-Ball existent encore sous la gouvernance socialiste, et d’autres jeunes perdront un œil par ici ou par là. N’est-ce pas ? Il ne s’agit pas ici de faire du gauchisme ou de l’anti-gauchisme facile, mais de dire qu’un système de force et de contrainte est en acte, et que l’art en fait aussi partie quelques soient les gouvernements de droite ou de gauche. L’analyse de Pierre-Michel Menger est assez efficace sur ce point. Pour résumer très rapidement : les artistes sont en général de gauche et se complaisent dans une position politiquement correcte, alors qu’en parallèle ils embrayent une logique libérale débridée… Ces propos sont à prendre avec des pincettes, mais dans le fond c’est selon moi assez juste. De fait, cette réalité me rend relativement perplexe face à la politique que je tiens d’ailleurs à bonne distance dans mon travail. Le politique tel que le conçoivent Jacques Rancière ou des artistes comme Jean-Luc Moulène, Santiago Sierra ou encore Francis Alÿs m’intéresse bien d’avantage. Disons donc que mon travail n’a pas de portée militante mais qu’il n’est pas complètement dénué d’une forme de fonction critique… Enfin j’espère.

BLDLC : Ce point de vue de Pierre-Michel Menger m’intéresse d’autant plus qu’il coïncide avec l’opinion de nombreux critiques d’art se questionnant sur la possibilité même d’un engagement de la part des artistes dans le contexte politico-économique actuel. Tous relèvent en effet l’impasse dans laquelle se trouvent les artistes aujourd’hui, tiraillés entre le besoin de créer en toute liberté et l’obligation de se soumettre à la logique néo-libérale du marché de l’art sans laquelle il parait impossible pour eux de se constituer une carrière… et tout simplement de vivre de leur art. La septième Biennale de Berlin marque bien, selon moi, la fin de l’art militant traditionnel, auquel il faudrait encore croire aujourd’hui, mais qui demeure une illusion à l’heure où tous types de contestations se trouvent réifiés à terme. Ce qui me ramène à la bonne vieille question de la place et du rôle de l’artiste dans la société, qui mériterait d’après moi d’être remise à jour compte tenu de l’évolution rapide du monde de l’art de cette dernière décade, drastiquement transformé par l’utilisation croissante d’internet, la multiplication des foires, des Prix, des galeries, des expositions… Comment te situes-tu dans un tel contexte ?

JC : Comment s’inscrire en contre ? Ne pas jouer un minimum avec ces paramètres, c’est être invisible… Il faut donc dans une certaine mesure développer son travail avec ces nouvelles techniques et ces différents partenaires. Pour ce qui est de la galerie, cela peut-être émancipateur. Il en est de même avec les commissaires d’exposition. L’important est de ne pas contredire son travail pour des raisons d’ordre pratique ou économique. Disons que j’accepte un minimum le système en essayant de ne pas m’aliéner avec une logique de reconnaissance. Il s’agit simplement d’être effectif en terme de création ce qui à mon sens implique les aspects que tu soulèves. In fine, ces paramètres sont des matériaux qui interviennent dans l’élaboration d’un travail artistique, et à propos desquels il faut savoir prendre position.

BLDLC : Parallèlement à ta pratique artistique, tu t’es, ces cinq dernières années, beaucoup investi dans une pratique curatoriale avec le collectif label hypothèse, dont tu es le co-fondateur. D’où vient l’envie chez un artiste de ce lancer dans le commissariat ? En quoi ce travail de commissaire trouve-t-il un écho dans ta démarche d’artiste, et vice versa ?

JC : Ce qui m’intéresse avant tout, c’est d’être un faiseur d’expositions. Ces dernières peuvent donc aussi naître via une création de groupe, ce que je trouve positif car cela implique un vivre ensemble, et l’art c’est avant tout de la relation humaine. Penser les expositions sous l’angle du collectif, tout en faisant en sorte que les intentions de départ ne se délayent pas, relève d’une expérience intéressante même si ce n’est pas toujours facile. Il est vrai que je participe à l’élaboration de commissariats de groupe – comme toi d’ailleurs –et que cela a une réelle importance pour moi et pour ma pratique. À savoir que j’envisage la création curatoriale sous un angle artistique. En d’autres termes, quel scénario sensible et intelligible met-on en place avec telle ou telle pièce, dans tel ou tel espace, contexte, situation, et avec quel angle discursif ? Il faut trouver le bon ratio en respectant le « seuil d’intégrité » de chaque œuvre, en pensant le format « exposition » dans son intégralité. Organiser ce type d’agencement, c’est jouer et déjouer des jeux de contraintes complexes, et cela m’oblige aussi à réfléchir sur ma manière d’aborder les choses dans ma propre pratique. Réciproquement, ce que je comprends plastiquement dans mon atelier se répercute dans mes choix curatoriaux. Pour ce qui est du label hypothèse – structure à géométrie variable qui comprend des artistes, des régisseurs, des commissaires, des critiques, etc –, j’aime cette idée de décloisonner l’approche curatoriale, de l’ouvrir à l’ensemble des acteurs de l’exposition. On apprend souvent beaucoup d’un régisseur ou d’un graphiste… Par ailleurs, je suis responsable d’un espace d’exposition à Rennes de 400 m2 (Art & Essai) qui compte une bonne vingtaine de collaborateurs. Ce terrain de jeu est aussi assez intéressant du point de vue curatorial. Nous expérimentons différentes approches du « curating », en collaborant parfois avec des institutions (Fracs, Musées), parfois avec des galeries privées, ou parfois encore avec des centres d’arts et des associations (40mcube, Manifestement Peint Vite…). Ce lieu permet de programmer aussi bien des expositions collectives (« Sol Mur Plafond » avec Claude Rutault, Mathieu Mercier et Ann Veronica Janssens), que des duos (« Les Yeux Phosphores » de Karina Bisch et Nicolas Chardon) ou encore des projets monographiques d’artistes contemporains tels Etienne Bossut ou Claudia Comte, ou plus historiques telle Gina Pane. Bref, la question de l’exposition reste au centre de mes préoccupations, que ce soit à travers mes propres productions ou à travers celles des autres.

BLDLC : La revue Mousse a récemment sorti une compilation de textes consistant à retracer l’histoire des grandes expositions réalisées par des artistes, de l’après-guerre jusqu’à nos jours . Ce projet tend à mettre en exergue leurs contributions à l’évolution qu’a connue le format de l’exposition ces cinquante dernières années. Remarques-tu une différence entre la manière de travailler des artistes et celles des professionnels de l’art lors du commissariat d’une exposition ? Te parait-il pertinent de marquer une différence entre ces deux types de commissariat ?

JC : Il n’est pas évident de généraliser sur ce point. Je remarque néanmoins parfois une attitude curatoriale un peu décevante qui consiste à considérer les artistes comme les détenteurs de pièces susceptibles d’illustrer un propos. Le travail consiste à poser un thème, puis à prélever parmi des pièces un peu branchées correspondant au thème choisi… Je pense que les commissaires ayant un travail d’artiste sont rarement dans ce type de dynamiques illustratives. L’artiste est souvent son propre commissaire : peut-être intègre-t-il naturellement le fait qu’un cadre illustratif, didactique et trop coercitif n’est pas une bonne chose. Cela dit, les commissaires avec lesquels j’ai travaillé sont pour la plupart dans une logique de discussion et de compréhension du travail. Il n’est pas question pour eux d’imposer telle ou telle pièce, mais de véhiculer une certaine compréhension du travail dans des circonstances données. Il me semble difficile en bout de course de marquer une différence vraiment nette…

BLDLC : Revenons un peu sur tes œuvres. Cette question peut paraitre simpliste, et t’a certainement était posée maintes et maintes fois. Cependant, comment expliques-tu cette surabondance de noir dans tes œuvres, et donc une négation totale de la couleur ? En plus de tes sculptures, je pense aussi à Tirésias paintings (2009) – cette pièce que tu as réalisée en collaboration avec Pierre Paquin, un ébéniste aveugle, à qui tu as demandé de te confectionner des châssis de peinture (sur lesquels tu n’as rien peint d’ailleurs…) –, qui selon moi illustre bien cette fascination chez toi pour l’achrome. Dès lors, quel type de rapport entretiens-tu avec la couleur ?

JC : Je trouve ta question très pertinente. Bizarrement, je suis très sensible à la couleur. D’ailleurs, c’est souvent à tord que l’on pense que mon travail est achromatique. Dans les faits, certes certaines pièces utilisent le noir mais beaucoup ont la couleur de leur matériaux : le blanc bleuté du néon (Phénix, 2011), la couleur verte de l’oxyde de cuivre (Jours de pluie, 2009-2013), le gris du béton (Melencolia, 2011-2013), le brun d’un grain de beauté (Beauty shots, 2007-2016), le mauve du vin (Purple Rain, 2016 ; Réserves, 2009-2016), l’ocre d’une météorite ferreuse (Vol de nuit, 2015-2016) ou encore le bleu gris de la Pierre du Hainaut (Comme un gant, 2015). Même les Tirésias paintings, qui effectivement ne sont pas recouvertes de toiles peintes, affichent in fine la couleur du pin, bois dans lequel elles ont été produites. Le noir et blanc intervient majoritairement dans la documentation photographique produite autour des œuvres. Le noir et blanc est une modalité qui permet de rassembler un paradigme, de donner une cohérence à l’ensemble. J’aime distinguer les expositions, c’est-à-dire la monstration réelle, de ce qui est de l’ordre d’une documentation autour des œuvres. Nous vivons dans un monde d’images, le numérique nous propulse dans un certain type de visibilité. Le noir et blanc est, pour moi, une façon de distinguer le monde présenté de ses représentations photographiques. Il s’agit de proposer deux expériences différentes, et la fonction du noir et blanc consiste à marquer cet écart.

BLDLC : Tu cites ton œuvre Comme un gant, récemment réalisée et produite avec de la pierre bleue du Hainaut pour la ville de Thuin en Belgique. Cette installation sculpturale pose par ailleurs la question de l’art dans l’espace public et impose au passant lambda une confrontation directe avec la création contemporaine, pas toujours bien comprise de la part du grand public, ce qui peut entrainer du plaisir (la curiosité de certains passant, le jeu des enfants) comme un sentiment de mécontentement, la frustration de ne pas avoir été consulté à ce sujet. On peut alors pensé, entre autre, à l’œuvre de Richard Serra, Tilted Arc déplacée en 1989 de l’esplanade du Federal Plaza à Manhattan (suite à des plaintes venant des employés à qui la sculpture bouchaient la vue), ou plus récemment à Anish Kapoor à Versailles. Maintenant habitué à ce type de commandes, comment appréhendes-tu ces problèmes lorsque tu t’investis dans ce type de projet ? Comment te représentes-tu le fait que ton œuvre sorte du cadre institutionnel pour être réellement placée au centre de l’agora, sujette à toutes les péripéties ?

JC : Nous avons réalisé cette commande pérenne sur la place du Chapitre, à Thuin dans le cadre de Mons 2015, capitale européenne de la culture. Je dis « nous » car sa réalisation relève vraiment d’un travail d’équipe. Dorothée Duvivier, commissaire de « Fluide », et Pascal Marlier, responsable du Centre culturel de Thuin, ont fait un réel travail de médiation auprès des habitants. Ils ont organisé des moments de rencontres, ont permis différents échanges avec ces derniers. Car cette place du Chapitre est avant tout celle des thudiniens, et il me semble important de respecter cette dimension. Nous avons évoqué l’idée de travailler en contexte. C’est ce qui s’est passé ici, et c’est précisément ce qui était intéressant. J’ai en effet imaginé un projet avec des formes liées à la ville même – des contreforts, Thuin est une ville fortifiée –, et avec un matériau issu de la région – la Pierre bleue du Hainaut. Le geste plastique a été soigneusement pensé au regard du contexte de mise en vue, et de son emplacement futur au pied du Beffroi. Cela dit, il ne s’agit pas d’être dans une logique démagogique mais plutôt de proposer une œuvre qui livrera différentes approches interprétatives dans le temps. Il y a pas mal d’éléments de lecture qui n’ont pas été mentionnés et qui – je l’espère – seront un jour évoqués par les thunidiens eux-mêmes. Je souhaite réellement qu’ils puissent s’approprier progressivement cette sculpture. Je suis conscient que l’on ne peut pas plaire à tout le monde mais je reste convaincu qu’il faille placer l’art au centre de la vie citoyenne. L’art est peut-être cette chose qui relie le plus les différentes cultures et les différentes époques. Il me semble important de le rappeler par les temps qui courent… Je garde le souvenir de jeunes adolescents grimpant sur les différents éléments de l’installation à peine deux heures après son inauguration. C’est exactement ça que je recherche : une adéquation naturelle entre l’art et un vivre ensemble spontané…